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Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas

Ce pamphlet, publié en juillet 1850, est le der­nier que Bastiat ait écrit. De­puis plus d’un an, il était pro­mis au pu­blic. L’au­teur en per­dit le ma­nu­scrit. Après de lon­gues et inu­tiles re­cher­ches, il se dé­ci­da à re­com­men­cer en­tiè­re­ment son œuvre, et choi­sit pour base prin­ci­pale de ses dé­mons­tra­tions des dis­cours ré­cem­ment pro­non­cés à l’Assem­blée na­tio­nale. Cette tâche fi­nie, il jeta au feu le se­cond ma­nu­scrit—trop sé­rieux—et écri­vit ce­lui que nous re­pro­dui­sons partiellement.

Dans la sphère économique, un acte, une habitude, une institution, une loi n’engendrent pas seulement un effet, mais une série d’effets. De ces effets, le premier seul est immédiat ; il se manifeste simultanément avec sa cause, on le voit. Les autres ne se déroulent que successivement, on ne les voit pas ; heureux si on les prévoit.

Entre un mauvais et un bon Économiste, voici toute la différence : l’un s’en tient à l’effet visible ; l’autre tient compte et de l’effet qu’on voit et de ceux qu’il faut prévoir.

Mais cette différence est énorme, car il arrive presque toujours que, lorsque la conséquence immédiate est favorable, les conséquences ultérieures sont funestes, et vice versa. — D’où il suit que le mauvais Économiste poursuit un petit bien actuel que sera suivi d’un grand mal à venir, au risque d’un petit mal actuel.

Du reste, il en est ainsi en hygiène, en morale. Souvent, plus le premier fruit d’une habitude est doux, plus les autres sont amers. Témoin : la débauche, la paresse, la prodigalité. Lors donc qu’un homme, frappé de l’effet qu’on voit, n’a pas encore appris à discerner ceux qu’on ne voit pas, il s’abandonne à des habitudes funestes, non-seulement par penchant, mais par calcul.

Cela explique l’évolution fatalement douloureuse de l’humanité. L’ignorance entoure son berceau ; donc elle se détermine dans ses actes par leurs premières conséquences, les seules, à son origine, qu’elle puisse voir. Ce n’est qu’à la longue qu’elle apprend à tenir compte des autres.V. le chap. xx du tome VI. Deux maîtres, bien divers, lui enseignent cette leçon : l’Expérience et la Prévoyance. L’expérience régente efficacement mais brutalement. Elle nous instruit de tous les effets d’un acte en nous les faisant ressentir, et nous ne pouvons manquer de finir par savoir que le feu brûle, à force de nous brûler. À ce rude docteur, j’en voudrais, autant que possible, substituer un plus doux : la Prévoyance. C’est pourquoi je rechercherai les conséquences de quelques phénomènes économiques, opposant à celles qu’on voit celles qu’on ne voit pas.

i.   la vitre cassée

Avez-vous jamais été té­moin de la fu­reur du bon bour­geois Jac­ques Bon­homme, quand son fils ter­rible est par­venu à cas­ser un car­reau de vitre ? Si vous avez as­sisté à ce spec­tacle, à coup sûr vous au­rez aus­si con­staté que tous les as­si­stants, fus­sent-ils trente, sem­blent s’être donné le mot pour of­frir au pro­prié­taire in­for­tuné cette con­so­la­tion uni­forme : « À quel­que chose mal­heur est bon. De tels ac­ci­dents font aller l’in­du­strie. Il faut que tout le monde vive. Que de­vien­draient les vi­triers, si l’on ne cas­sait ja­mais de vitres ? »

Or, il y a dans cette for­mule de con­do­lé­ance toute une théo­rie, qu’il est bon de sur­pren­dre flagrante delicto, dans ce cas très simple, at­ten­du que c’est ex­ac­te­ment la même que celle qui, par mal­heur, ré­git la plu­part de nos in­sti­tu­tions économiques.

À sup­poser qu’il faille dé­pen­ser six francs pour ré­pa­rer le dom­mage, si l’on veut dire que l’ac­ci­dent fait ar­ri­ver six francs à l’in­du­strie vi­trière, qu’il en­cou­rage dans la me­sure de six francs la sus­dite in­du­strie, je l’ac­corde, je ne con­teste en au­cune fa­çon, on rai­sonne juste. Le vi­trier va venir, il fera be­so­gne, tou­che­ra six francs, se frot­tera les mains et bé­ni­ra dans son cœur l’en­fant ter­rible. C’est ce qu’on voit.

Mais si, par voie de dé­duc­tion, on ar­rive à con­clure, com­me on le fait trop sou­vent, qu’il est bon qu’on cas­se les vi­tres, que cela fait cir­cu­ler l’ar­gent, qu’il en ré­sul­te un en­cou­ra­ge­ment pour l’in­du­strie en gé­né­ral, je suis ob­li­gé de m’écrier : halte-là ! Votre théo­rie s’ar­rête à ce qu’on voit, elle ne tient pas comp­te de ce qu’on ne voit pas.

On ne voit pas que, puis­que notre bour­geois a dé­pen­sé six francs à une chose, il ne pour­ra plus les dé­pen­ser à une au­tre. On ne voit pas que s’il n’eût pas eu de vitre à rem­pla­cer, il eût rem­pla­cé, par exem­ple, ses sou­liers écu­lés ou mis un li­vre de plus dans sa bi­blio­thè­que. Bref, il au­rait fait de ses six francs un em­ploi quel­con­que qu’il ne fera pas.

Fai­sons donc le comp­te de l’in­du­strie en général.

La vitre étant cas­sée, l’in­du­strie vi­trière est en­cou­ra­gée dans la me­sure de six francs ; c’est ce qu’on voit.

Si la vitre n’eût pas été cas­sée, l’in­du­strie cor­don­nière (ou toute autre) eût été en­cou­ra­gée dans la me­sure de six francs ; c’est ce qu’on ne voit pas.

Et si l’on pre­nait en con­si­dé­ra­tion ce qu’on ne voit pas, parce que c’est un fait né­ga­tif, aus­si bien que ce que l’on voit, parce que c’est un fait po­si­tif, on com­pren­drait qu’il n’y a au­cun in­té­rêt pour l’in­du­strie en gé­né­ral, ou pour l’en­sem­ble du tra­vail na­tio­nal, à ce que des vi­tres se cas­sent ou ne se cas­sent pas.

Fai­sons main­tenant le compte de Jacques Bonhomme.

Dans la pre­mière hy­po­thèse, celle de la vitre cas­sée, il dé­pense six francs, et a, ni plus ni moins que de­vant, la jouis­sance d’une vitre.

Dans la se­conde, celle où l’ac­ci­dent ne fût pas ar­ri­vé, il au­rait dé­pen­sé six francs en chaus­sure et au­rait eu tout à la fois la jouis­sance d’une paire de sou­liers et celle d’une vitre.

Or, comme Jac­ques Bon­homme fait partie de la so­cié­té, il faut con­clure de là que, con­si­dé­rée dans son en­sem­ble, et toute ba­lance faite de ses tra­vaux et de ses jouis­sances, elle a perdu la va­leur de la vitre cassée.

Par où, en gé­né­ra­li­sant, nous ar­ri­vons à cette con­clu­sion in­at­ten­due : « la so­cié­té perd la va­leur des ob­jets in­uti­le­ment dé­truits, »—et à cet apho­ri­sme qui fera dres­ser les che­veux sur la tête des pro­tec­tio­nistes : « Cas­ser, bri­ser, dis­si­per, ce n’est pas en­cou­ra­ger le tra­vail na­tio­nal, » ou plus briè­ve­ment : « de­struc­tion n’est pas profit. »

Que direz-vous, Moniteur industriel, que direz-vous, adep­tes de ce bon M. de Saint-Chamans, qui a cal­culé avec tant de pré­ci­sion ce que l’in­du­strie ga­gne­rait à l’in­cen­die de Paris, à rai­son des mai­sons qu’il fau­drait reconstruire ?

Je suis fâché de dé­ran­ger ses in­gé­nieux cal­culs, d’au­tant qu’il en a fait pas­ser l’es­prit dans notre lé­gis­la­tion. Mais je le prie de les re­com­men­cer, en fai­sant en­trer en li­gne de comp­te ce qu’on ne voit pas à côté de ce qu’on voit.

Il faut que le lec­teur s’at­tache à bien con­sta­ter qu’il n’y a pas seu­le­ment deux per­son­nages, mais trois dans le pe­tit drame que j’ai sou­mis à son at­ten­tion. L’un, Jac­ques Bon­homme, re­pré­sente le Con­som­ma­teur, ré­duit par la de­struc­tion à une jouis­sance au lieu de deux. L’autre, sous la fi­gure du Vi­trier, nous mon­tre le Pro­duc­teur dont l’ac­ci­dent en­cou­rage l’in­du­strie. Le troi­sième est le Cor­don­nier (ou tout autre in­du­striel) dont le tra­vail est dé­cou­ragé d’au­tant par la même cause. C’est ce troi­sième per­son­nage qu’on tient tou­jours dans l’ombre et qui, per­son­ni­fiant ce qu’on ne voit pas, est un élé­ment né­ces­saire du pro­blème. C’est lui qui nous fait com­pren­dre com­bien il est ab­surde de voir un profit dans une de­struc­tion. C’est lui qui bien­tôt nous en­sei­gne­ra qu’il n’est pas moins ab­surde de voir un pro­fit dans une re­stric­tion, la­quelle n’est après tout qu’une de­struc­tion par­tielle. — Aus­si, al­lez au fond de tous les ar­gu­ments qu’on fait va­loir en sa fa­veur, vous n’y trou­ve­rez que la pa­ra­phrase de ce dic­ton vul­gaire : « Que de­vien­draient les vi­triers, si l’on ne cas­sait ja­mais de vitres ? »

ii.   le licenciement

Il en est d’un peuple comme d’un homme. Quand il veut se don­ner une sa­tis­fac­tion, c’est à lui de voir si elle vaut ce qu’elle coûte. Pour une na­tion, la Sé­cu­ri­té est le plus grand des biens. Si, pour l’ac­qué­rir, il faut mettre sur pied cent mille gommes et dé­pen­ser cent mil­lions, je n’ai rien à dire. C’est une jouis­sance ache­tée au prix d’un sacrifice.

Qu’on ne se mé­prenne donc pas sur la por­tée de ma thèse.

Un re­pré­sen­tant pro­pose de li­cen­cier cent mille hommes pour sou­la­ger les contri­buables de cent millions.

Si on se borne à lui ré­pondre : « Ces cent mille hommes et ces cent mil­lions sont indis­pen­sables à la sé­cu­ri­té na­tio­nale : c’est un sa­cri­fice ; mais, sans ce sa­cri­fice, la France se­rait dé­chi­rée par les fac­tions ou en­va­hie par l’étran­ger. » — Je n’ai rien à op­po­ser ici à cet argu­ment, qui peut être vrai ou faux en fait, mais qui ne ren­ferme pas théo­ri­que­ment d’hé­ré­sie écono­mique. L’hé­ré­sie com­mence quand on veut re­pré­sen­ter le sa­cri­fice lui-même comme un avan­tage, parce qu’il pro­fite à quelqu’un.

Or, je suis bien trom­pé, ou l’au­teur de la pro­po­si­tion ne sera pas plus tôt des­cen­du de la tri­bune qu’un ora­teur s’y pré­ci­pi­te­ra pour dire :

« Li­cen­cier cent mille hommes ! y pen­sez-vous ? Que von­t-ils de­ve­nir ? de quoi vi­vron­t-ils ? se­ra-ce de tra­vail ? mais ne sa­vez-vous pas que le tra­vail manque par­tout ? que toutes les car­rières sont en­com­brées ? Vou­lez-vous les jeter sur la place pour y aug­men­ter la concur­rence et pe­ser sur le taux des sa­laires ? Au mo­ment où il est si diffi­cile de ga­gner sa pauvre vie, n’es­t-il pas heu­reux que l’État donne du pain à cent mille in­di­vi­dus ? Consi­dé­rez, de plus, que l’ar­mée consomme du vin, des vête­ments, des armes, qu’elle ré­pand ainsi l"ac­ti­vi­té dans les fa­briques, dans les villes de gar­ni­son, et qu’elles est, en dé­fi­ni­tive, la Provi­dence de ses innom­brables four­nis­seurs. Ne frémis­sez-vous pas à l’idée d’anéan­tir cet im­mense mou­ve­ment industriel ? »

Ce dis­cours, on le voit, conclut au main­tien des cent mille sol­dats, abs­trac­tion faite des né­ces­si­tés du ser­vice, et par des consi­dé­ra­tions écono­miques. Ce sont ces consi­dé­ra­tions seules que j’ai à réfuter.

Cent mille hommes, coû­tant aux contri­buables cent mil­lions, vivent et font vivre leurs four­nis­seurs au­tant que cent mil­lions peuvent s’étendre : c’est ce qu’on voit.

Mais cent mil­lions, sor­tis de la poche des contri­buables, cessent de faire vivre ces contri­buables et leurs four­nis­seurs, au­tant que cent mil­lions peuvent s’étendre : c’est ce qu’on ne voit pas. Cal­cu­lez, chif­frez, et dites-moi où est le pro­fit pour la masse ?

Quant à moi, je vous dirai où est la perte, et, pour sim­pli­fier, au lieu de par­ler de cent mille hommes et de cent mil­lions, rai­son­nons sur un homme et mille francs.

Nous voici dans le vil­lage de A. Les re­cru­teurs font la tour­née et y en­lèvent un homme. Les per­cep­teurs font leur tour­née aus­si et y en­lèvent mille francs. L’homme et la somme sont trans­por­tés à Metz, l’une est des­ti­née à faire vivre l’autre, pen­dant un an, sans rien faire. Si vous ne re­gar­dez que Metz, oh ! vous avez cent fois rai­son, la me­sure est très avan­ta­geuse ; mais si vos yeux se portent sur le vil­lage de A. vous ju­ge­rez au­tre­ment, car, à moins d’être aveugle, vous ver­rez que ce vil­lage a per­du un tra­vail­leur et les mille francs qui ré­mu­né­raient son tra­vail, et l’ac­ti­vi­té que, par la dé­pense de ces mille francs, il ré­pan­dait au­tour de lui.

Au pre­mier coup d’œil, il semble qu’il y ait com­pen­sa­tion. Le phé­no­mène que se pas­sait au vil­lage se passe à Metz, et voilà tout. Mais voici où est la perte. Au vil­lage, un homme bê­chait et la­bou­rait : c’était un tra­vail­leur ; à Metz, il fait des tête droite et des tête gauche : c’est un sol­dat. L’argent et la cir­cu­la­tion sont les mêmes dans les deux cas ; mais, dans l’un, il y avait trois cents jour­nées de tra­vail pro­duc­tif ; dans l’autre, il y a trois cent jour­nées de tra­vail im­pro­duc­tif, tou­jours dans la sup­po­si­tion qu’une par­tie de l’ar­mée n’est pas in­dis­pen­sable à la sé­cu­ri­té publique.

Main­te­nant, vienne le licen­cie­ment. Vous me si­gna­lez un sur­croit de cent mille tra­vail­leurs, la concur­rence sti­mu­lée et la pres­sion qu’elle exerce sur le taux des sa­laires. C’est ce que vous voyez.

Mais voici ce que vous ne voyez pas. Vous ne voyez pas que ren­voyez cent mille sol­dats, ce n’est pas anéan­tir cent mil­lions, c’est les re­mettre aux contri­buables. Vous ne voyez pas que jeter ainsi cent mille tra­vail­leurs sur le mar­ché, c’est y je­ter, du même coup, les cent mil­lions des­ti­nés à payer leur tra­vail ; que, par consé­quent, la même me­sure qui aug­mente l’offre des bras en aug­mente la de­mande ; d’où il suit que votre baisse des sa­laires est illu­soire. Vous ne voyez pas qu’avant, comme après le licen­cie­ment, il y a dans le pays cent mil­lions cor­res­pon­dant à cent mille hommes ; que toute la diffé­rence con­siste en ceci : avant, le pays livre les cent mil­lions aux cent mille hommes pour ne rien faire ; après, il les leur livre pour tra­vail­ler. Vous ne voyez pas, en­fin, que lors­qu’un con­tri­bu­able donne son argent, soit à un sol­dat en échange de rien, soit à un tra­vail­leur en échange de quel­que chose, toutes les consé­quences ulté­rieures de la cir­cu­la­tion de cet argent sont les mêmes dans les deux cas ; seu­le­ment, dans le se­cond cas, le contri­buable ne re­çoit rien. — Ré­sul­tat : une perte sèche pour la nation.

Le so­phisme que je com­bats ici ne ré­siste pas à l’épreuve de la pro­gres­sion, qui est la pierre de touche des prin­cipes. Si, tout com­pen­sé, tous inté­rêts exa­mi­nés, il y a pro­fit na­tio­nal à aug­men­ter l’ar­mée, pour­quoi ne pas en­rô­ler sous les dra­peaux toute la po­pu­la­tion virile du pays ?

iii.   l’im­pôt

Ne vous est-il ja­mais arri­vé d’en­tendre dire :

« L’im­pôt, c’est le meil­leur place­ment ; c’est une ro­sée fé­condante ? Voyez com­bien de fa­milles il fait vivre, et sui­vez, par la pen­sée, ses rico­chets sur l’indus­trie : c’est l’infi­ni, c’est la vie. »

Pour com­battre cette doc­trine, je suis obli­gé de re­pro­duire la ré­fu­ta­tion précé­dente. L’éco­no­mie poli­tique sait bien que ses argu­ments ne sont pas as­sez di­ver­tis­sants pour qu’on puisse dire : Re­pe­tita placent. Aus­si, comme Ba­sille, elle a ar­ran­gé le pro­verbe à son usage, bien convain­cue que dans sa bouche, Re­pe­tita docent.

Les avan­tages que les fonc­tion­naires trouvent à émar­ger, c’est ce qu’on voit. Le bien qui en ré­sulte pour les four­nis­seurs, c’est ce qu’on voit en­core. Cela crève les yeux du corps.

Mais le dé­sa­van­tage que les contri­buables éprouvent à se libé­rer, c’est ce qu’on ne voit pas, et le dom­mage qui en ré­sulte pour les four­nis­seurs, c’est ce qu’on ne voit pas davan­tage, bien que cela dût sau­ter aux yeux de l’esprit.

Quand un fonc­tion­naire dé­pense à son pro­fit cent sous de plus, cela im­plique qu’un contri­buable dé­pense à son pro­fit cent sous de moins. Mais la dé­pense du fonc­tion­naire se voit, parce qu’elle se fait ; tan­dis que celle du contri­buable ne se voit pas, parce que, hé­las ! on l’em­pêche de se faire.

Vous com­pa­rez la na­tion à une terre des­sé­chée et l’im­pôt à une pluis fé­conde. Soit. Mais vous de­vriez vous de­man­der aus­si où sont les sources de cette pluie, et si ce n’est pas pré­ci­sé­ment l’im­pôt qui pompe l’hu­mi­di­té du sol et le dessèche.

Vous de­vriez vous de­man­der en­core s’il est pos­sible que le sol re­çoive au­tant de cette eau pré­cieuse par la pluie qu’il en perd par l’évaporation ?

Ce qu’il y a de très-po­si­tif, c’est que, quand Jacques Bon­homme compte cent sous au pré­cep­teur, il ne re­çoit rien en re­tour. Quand, en­suite, un fonc­tion­naire dé­pensant ces cent sous, les rend à Jacques Bon­homme, c’est contre une va­leur égale en blé ou en tra­vail. Le ré­sul­tat défi­ni­tif est pour Jacques Bon­homme une perte de cinq francs

Il est très-vrai que sou­vent, le plus sou­vent si l’on veut, le fonc­tion­naire rend à Jacques Bon­homme un ser­vice équi­va­lent. En ce cas, il n’y a pas perte de part ni d’autre, il n’y a qu’échange. Aus­si, mon argu­men­ta­tion ne s’adresse-t-elle nul­le­ment aux fonc­tions utiles. Je dis ce­ci : si vous vou­lez créer une fonc­tion, prou­vez son utili­té. Dé­mon­trez qu’elle vaut à Jacques Bon­homme, par les ser­vices qu’elle lui rend, l’équi­va­lent de ce qu’elle lui coûte. Mais, abs­trac­tion faite de sette utili­té intrin­sèque, n’in­vo­quez pas comme argu­ment l’avan­tage qu’elle confère au fonc­tion­naire, à sa fa­mille et à ses fournis­seurs ; n’al­lé­guez pas qu’elle fa­vo­rise le travail.

Quand Jacques Bon­homme donne cent sous à un fonc­tion­naire contre un ser­vice réel­le­ment utile, c’est exac­te­ment comme quand il donne cent sous à un cor­don­nier contre une paire de sou­liers. Don­nant don­nant, par­tant quittes. Mais, quand Jacques Bon­homme livre cent sous à un fonc­tion­naire, pour n’en re­ce­voir au­cun ser­vice ou même pour en re­ce­voir des vexa­tions, c’est comme s’il les li­vrait à un vo­leur. Il ne sert de rien de dire que le fonc­tion­naire dé­pen­se­ra ces cent sous au grand pro­fit du tra­vail natio­nal ; au­tant en eût fait le vo­leur ; au­tant en fe­rait Jacques Bon­homme s’il n’eût ren­con­tré sur son che­min ni le pa­ra­site ex­tra-lé­gal ni le pa­ra­site légal.

Habi­tuons-nous donc à ne pas ju­ger des choses seu­le­ment par ce qu’on voit, mais en­core par ce qu’on ne voit pas.

L’an pas­sé, j’étais du Co­mi­té des fi­nances, car, sous la Consti­tuante, les membres de l’op­po­si­tion n’étaient pas sys­té­ma­ti­que­ment ex­clus de toutes les Commis­sions ; en cela, la Consti­tuante agis­sait sage­ment. Nous avons en­ten­du M. Thiers dire : « J’ai pas­sé ma vie à com­battre les hommes du parti légiti­miste et du parti prêtre. De­puis que le dan­ger com­mun nous a rap­pro­chés, de­puis que je les fré­quente, que je les connais, que nous nous par­lons cœur à cœur, je me suis aper­çu que ce ne sont pas les monstres que je m’étais figu­rés. »

Oui, les dé­fiances s’exa­gèrent, les haines s’exaltent entre les par­tis qui ne se mêlent pas ; et si la ma­jo­ri­té lais­sait pé­né­trer dans le sein des Com­mis­sions quelques membres de la mi­no­ri­té, peut-être re­con­naî­trait-on, de part et d’autre, que les idées ne sont pas aus­si éloi­gnées et sur­tout les in­ten­tions aus­si per­verses qu’on le sup­pose.

Quoi qu’il en soit, l’an pas­sé, j’étais du Co­mi­té des fi­nances. Chaque fois qu’un de nos col­lè­gues par­lait de fixer à un chiffre mo­dé­ré le trai­te­ment du Pré­sident de la Répu­blique, des mi­nistres, des am­bas­sa­deurs, ou lui répon­dait :

« Pour le bien même du ser­vice, il faut en­tou­rer cer­taines fonc­tions d’éclat et de di­gni­té. C’est le moyen d’y ap­pe­ler les hommes de mé­rite. D’in­nom­brables infor­tunes s’adressent au Pré­sident de la Répu­blique, et ce se­rait le pla­cer dans une po­si­tion pé­nible que de le for­cer à tou­jours refu­ser. Une cer­taine re­pré­sen­ta­tion dans les sa­lons mi­nis­té­riels et diplo­ma­tiques est un des rouages des gou­ver­ne­ments consti­tu­tion­nels, etc., etc. »

Quoique de tels argu­ments puissent être contro­ver­sés, ils mé­ritent cer­tai­ne­ment un sé­rieux exa­men. Ils sont fon­dés sur l’in­té­rêt pu­blic, bien ou mal appré­cié ; et, quant à moi, j’en fais plus de cas que beau­coup de nos Ca­tons, mus par un es­prit étroit de lési­ne­rie ou de jalou­sie.

Mais ce qui ré­volte ma conscience d’éco­no­miste, ce qui me fait rou­gir pour la re­nom­mée intel­lec­tuelle de mon pays, c’est quand on en vient (ce à quoi on ne manque ja­mais) à cette ba­na­li­té ab­surde, et tou­jours favo­ra­ble­ment accueil­lie :

« D’ail­leurs, le luxe des grands fonc­tion­naires en­cou­rage les arts, l’in­dus­trie, le tra­vail. Le chef de l’État et ses mi­nistres ne peuvent don­ner des fes­tins et des soi­rées sans faire cir­cu­ler la vie dans toutes les veines du corps so­cial. Ré­duire leurs traite­ments, c’est affa­mer l’in­dus­trie pari­sienne et, par contre­coup, l’in­dus­trie natio­nale. »

De grâce, Mes­sieurs, res­pec­tez au moins l’arith­mé­tique et ne ve­nez pas dire, de­vant l’As­sem­blée na­tio­nale de France, de peur qu’à sa honte elle ne vous ap­prouve, qu’une ad­di­tion donne une somme diffé­rente, se­lon qu’on la fait de haut en bas ou de bas en haut.

Quoi ! je vais m’ar­ran­ger avec un ter­ras­sier pour qu’il fasse une ri­gole dans mon champ, moyen­nant cent sous. Au mo­ment de conclure, le per­cep­teur me prend mes cent sous et les fait pas­ser au mi­nistre de l’inté­rieur ; mon mar­ché est rom­pu, mais M. le mi­nistre ajou­te­ra un plat de plus à son dî­ner. Sur quoi, vous osez affir­mer que cette dé­pense offi­cielle est un sur­croît ajou­té à l’in­dus­trie natio­nale ! Ne com­pre­nez-vous pas qu’il n’y a là qu’un simple dé­pla­ce­ment de sa­tis­fac­tion et de tra­vail ? Un mi­nistre a sa table mieux gar­nie, c’est vrai ; mais un agri­cul­teur a un champ moins bien des­sé­ché, et c’est tout aus­si vrai. Un trai­teur pari­sien a ga­gné cent sous, je vous l’ac­corde ; mais ac­cordez-moi qu’un ter­ras­sier pro­vin­cial a man­qué de ga­gner cinq francs. Tout ce qu’on peut dire, c’est que le plat offi­ciel et le trai­teur sa­tis­fait, c’est ce qu’on voit ; le champ noyé et le ter­ras­sier dé­sœuvré, c’est ce qu’on ne voit pas.

Bon Dieu ! que de peine à prou­ver, en éco­no­mie poli­tique, que deux et deux font quatre ; et, si vous y par­ve­nez, on s’écrie : « c’est si clair, que c’en est en­nuyeux. » — Puis on vote comme si vous n’aviez rien prou­vé du tout.

iv.   théâtres, Beaux-arts

L’État doit-il sub­ven­tion­ner les arts ?

Il y a certes beau­coup à dire Pour et Contre.

En fa­veur du sys­tème des sub­ven­tions, on peut dire que les arts élar­gis­sent, élèvent et poé­tisent l’âme d’une na­tion, qu’ils l’ar­rachent à des pré­oc­cu­pa­tions maté­rielles, lui donnent le sen­ti­ment du beau, et réa­gissent ainsi favo­ra­ble­ment sur ses ma­nières, ses cou­tumes, ses mœurs et même sur son in­dus­trie. On peut se de­man­der où en se­rait la mu­sique en France, sans le Théâtre-Italien et le Conser­va­toire : l’art dra­ma­tique, sans le Théâtre-Français ; la pein­ture et la sculp­ture, sans nos col­lec­tions et nos mu­sées. On peut aller plus loin et se de­man­der si, sans la cen­tra­li­sa­tion et par consé­quent la sub­ven­tion des beaux-arts, ce goût ex­quis se se­rait dé­ve­lop­pé, qui est le noble apa­nage du tra­vail fran­çais et im­pose ses pro­duits à l’uni­vers en­tier. En pré­sence de tels ré­sul­tats, ne se­rait-ce pas une haute im­pru­dence que de re­non­cer à cette mo­dique co­ti­sa­tion de tous les ci­toyens qui, en dé­fi­ni­tive, réa­lise, au mi­lieu de l’Eu­rope, leur su­pé­rio­rité et leur gloire ?

À ces rai­sons et bien d’autres, dont je ne conteste pas la force, on peut en op­po­ser de non moins puis­santes. Il y a d’abord, pour­rait-on dire, une ques­tion de jus­tice dis­tri­bu­tive. Le droit du lé­gis­la­teur va-t-il jusqu’à ébré­cher le sa­laire de l’ar­ti­san pour consti­tuer un sup­plé­ment de pro­fits à l’ar­tiste ? M. La­mar­tine di­sait : Si vous sup­pri­mez la sub­ven­tion d’un théâtre, où vous arrête­rez-vous dans cette voie, et ne serez-vous pas logi­que­ment en­traî­nés à sup­pri­mer vos Fa­cul­tés, vos Mu­sées, vos Ins­ti­tuts, vos Biblio­thèques ? On pour­rait ré­pondre : Si vous vou­lez sub­ven­tion­ner tout ce qui est bon et utile, où vous arrète­rez-vous dans cette voie, et ne serez-vous pas en­traî­nés logi­que­ment à consti­tuer une liste ci­vile à l’agri­cul­tu­re, à l’in­dus­trie, au com­merce, à la bien­fai­sance, à l’instruc­tion ? En­suite, est-il cer­tain que les sub­ven­tions favo­risent le pro­grès de l’art ? C’est une ques­tion qui est loin d’être ré­so­lue, et nous voyons de nos yeux que les théâtres qui pros­pèrent sont ceux qui vivent de leur propre vie. En­fin, s’éle­vant à des consi­dé­ra­tions plus hautes, on peut faire ob­ser­ver que les be­soins et les dé­sirs naissent les uns des autres et s’élèvent dans des ré­gions de plus en plus épurées,V. le chap. III du tome VI. à me­sure que la ri­chesse pu­blique per­met de les satis­faire ; que le gou­ver­ne­ment n’a point à se mê­ler de cette corres­pon­dance, puisque, dans un état don­né de la for­tune ac­tuelle, il ne sau­rait sti­mu­ler, par l’im­pôt, les in­dus­tries de luxe sans frois­ser les in­dus­tries de né­ces­si­té, in­ter­ver­tis­sant ainsi la marche na­tu­relle de la civi­li­sa­tion. On peut faire ob­ser­ver que ces dé­place­ments ar­tifi­ciels des be­soins, des goûts, du tra­vail et de la po­pu­la­tion, placent les peuples dans une si­tua­tion pré­caire et dan­ge­reuse, qui n’a plus de base so­lide.

Voi­là quel­ques-unes des rai­sons qu’al­lèguent les ad­ver­saires de l’in­ter­ven­tion de l’État, en ce qui concerne l’ordre dans le­quel les ci­toyens croient de­voir sa­tis­faire leurs be­soins et leurs dé­sirs, et par consé­quent diri­ger leur acti­vi­té. Je suis de ceux, je l’avoue, qui pensent que le choix, l’im­pul­sion doit ve­nir d’en bas, non d’en haut, des ci­toyens, non du législa­teur ; et la doc­trine contraire me semble conduire à l’anéan­tis­se­ment de la li­ber­té et de la di­gni­té hu­maine.

Mais, par une dé­duc­tion aus­si fausse qu’in­juste, sait-on de quoi on ac­cuse les écono­mistes ? c’est, quand nous re­pous­sons la sub­ven­tion, de re­pous­ser la chose même qu’il s’agit de sub­ven­tion­ner, et d’être les en­ne­mis de tous les genres d’ac­ti­vi­té, parce que nous vou­lons que ces ac­ti­vi­tés, d’une part soient libres, et de l’autre cherchent en elles-mêmes leur propre ré­com­pense. Ain­si, deman­dons-nous que l’État n’in­ter­vienne pas, par l’im­pôt, dans les ma­tières reli­gieuses ? nous sommes des athées. Deman­dons-nous que l’État n’in­ter­vienne pas, par l’im­pôt, dans l’éduca­tion ? nous haïs­sons les lu­mières. Di­sons-nous que l’État ne doit pas don­ner, par l’im­pôt, une va­leur fac­tice au sol, à tel ordre d’indus­trie ? nous sommes les en­ne­mis de la pro­prié­té et du tra­vail. Pen­sons-nous que l’État ne doit pas sub­ven­tion­ner les ar­tistes?  nous sommes des bar­bares qui ju­geons les arts inu­tiles.

Je pro­teste ici de toutes mes forces contre ces dé­duc­tions. Loin que nous en­tre­te­nions l’ab­surde pen­sée d’anéan­tir la reli­gion, l’édu­ca­tion, la pro­prié­té, le tra­vail et les arts quand nous de­man­dons que l’État pro­tège le libre dé­ve­lop­pe­ment de tous ces ordres d’ac­ti­vi­té hu­maine, sans les sou­doyer aux dé­pens les uns des autres, nous croyons au contraire que toutes ces forces vives de la so­cié­té se déve­lop­pe­raient har­mo­nieu­se­ment sous l’in­fluence de la li­ber­té, qu’au­cune d’elles ne de­vien­drait, comme nous le voyons au­jourd’hui, une source de troubles, d’abus, de ty­ran­nie et de dé­sordre.

Nos ad­ver­saires croient qu’une acti­vi­té qui n’est ni sou­doyée ni ré­gle­men­tée est une acti­vi­té anéan­tie. Nous croyons le contraire. Leur foi est dans le lé­gis­la­teur, non dans l’hu­ma­ni­té. La nôtre est dans l’hu­ma­ni­té, non dans le lé­gisla­teur.

Ain­si, M. La­mar­tine di­sait : Au nom de ce prin­cipe, il faut abo­lir les ex­po­si­tions pu­bliques qui font l’hon­neur et la ri­chesse de ce pays.

Je ré­ponds à M. Lamar­tine : À votre point de vue, ne pas sub­ven­tion­ner c’est abo­lir, parce que, par­tant de cette don­née que rien n’existe que par la vo­lon­té de l’État, vous en concluez que rien ne vit que ce que l’im­pôt fait vivre. Mais je re­tourne contre vous l’exemple que vous avez choi­si, et je vous fais ob­ser­ver que la plus grande, la plus noble des ex­posi­tions, celle qui est conçue dans la pen­sée la plus libé­rale, la plus uni­ver­selle, et je puis même me ser­vir du mot hu­ma­ni­taire, qui n’est pas ici exa­gé­ré, c’est l’ex­po­si­tion qui se pré­pare à Londres, la seule dont au­cun gou­ver­ne­ment ne se mêle et qu’au­cun im­pôt ne sou­doie.

Re­ve­nant aux beaux-arts, on peut, je le ré­pète, allé­guer pour et contre le sys­tème des sub­ven­tions des rai­sons puis­santes. Le lec­teur com­prend que, d’après l’ob­jet spé­cial de cet écrit, je n’ai ni à ex­po­ser ces rai­sons, ni à dé­ci­der entre elles.

Mais M. La­mar­tine a mis en avant un argu­ment que je ne puis pas­ser sous si­lence, car il rentre dans le cercle très-précis de cette étude économique.

Il a dit :

La ques­tion écono­mique, en ma­tière de théâtres, se ré­sume en un seul mot : c’est du tra­vail. Peu im­porte la na­ture de ce tra­vail, c’est un tra­vail aus­si fé­cond, aus­si pro­duc­tif que toute autre na­ture de tra­vaux dans une na­tion. Les théâtres, vous le sa­vez, ne nour­rissent pas moins, ne sala­rient pas moins, en France, de quatre vingt mille ou­vriers de toute na­ture, peintres, ma­çons, dé­cora­teurs, costu­miers, archi­tectes, etc., qui sont la vie même et le mou­ve­ment de plu­sieurs quar­tiers de cette capi­tale, et, à ce titre, ils doivent ob­te­nir vos sympathies !

Vos sympa­thies !—tradui­sez : vos sub­ven­tions. Et plus loin :

Les plai­sirs de Paris sont le tra­vail et la consom­ma­tion des dé­parte­ments, et les luxes du riche sont le sa­laire et le pain de deux cent mille ou­vriers de toute es­pèce, vi­vant de l’in­dus­trie si mul­ti­ple des théàlres sur la sur­face de la Répu­blique, et re­ce­vant de ces plai­sirs nobles, qui il­lustrent la France, l’ali­ment de leur vie et le né­ces­saire de leurs fa­milles et de leurs en­fants. C’est à eux que vous don­ne­rez ces 60,000 fr. (Très-bien ! très-bien ! marques nom­breuses d’approbation.)

Pour moi, je suis for­cé de dire : très-mal ! très-mal ! en res­trei­gnant, bien en­ten­du, la por­tée de ce juge­ment à l’ar­gu­ment éco­no­mique dont il est ici ques­tion.

Oui, c’est aux ou­vriers des théâtres qu’iront, du moins en par­tie, les 60,000 fr. dont il s’agit. Quelques bribes pour­ront bien s’éga­rer en che­min. Même, si on scru­tait la chose de près, peut-être dé­cou­vri­rait-on que le gâ­teau pren­dra une autre route ; heu­reux les ou­vriers s’il leur reste quelques miettes ! Mais je veux bien ad­mettre que la sub­ven­tion en­tière ira aux peintres, dé­cora­teurs, costu­miers, coiffeurs, etc. C’est ce qu’on voit.

Mais d’où vient-elle ? Voilà le re­vers de la ques­tion, tout aus­si im­por­tant à exa­mi­ner que la face. Où est la source de ces 60,000 fr. ? Et où iraient-ils, si un vote lé­gis­la­tif ne les diri­geait d’abord vers la rue Ri­vo­li et de là vers la rue Gre­nelle ? C’est ce qu’on ne voit pas.

As­su­ré­ment nul n’ose­ra sou­te­nir que le vote lé­gis­la­tif a fait éclore cette somme dans l’urne du scru­tin ; qu’elle est une pure ad­di­tion faite à la ri­chesse natio­nale ; que, sans ce vote mi­ra­cu­leux, ces soixante mille francs eussent été à ja­mais invi­sibles et im­palpables. Il faut bien ad­mettre que tout ce qu’a pu faire la ma­jo­ri­té, c’est de dé­ci­der qu’ils se­raient pris quelque part pour être en­voyés quelque part, et qu’ils ne rece­vraient une des­ti­na­tion que parce qu’ils se­raient dé­tour­nés d’une autre.

La chose étant ain­si, il est clair que le contri­buable qui aura été taxé à un franc, n’au­ra plus ce franc à sa dis­po­si­tion. Il est clair qu’il sera pri­vé d’une sa­tis­fac­tion dans la me­sure d’un franc, et que l’ou­vrier, quel qu’il soit, qui la lui au­rait pro­cu­rée, sera pri­vé de sa­laire dans la même me­sure.

Ne nous fai­sons donc pas cette pué­rile illu­sion de croire que le vote du 16 mai ajoute quoi que ce soit au bien-être et au tra­vail na­tio­nal. Il dé­place les jouis­sances, il dé­place les sa­laires, voilà tout.

Di­ra-t-on qu’à un genre de sa­tis­fac­tion et à un genre de tra­vail, il subs­ti­tue des satis­fac­tions et des tra­vaux plus ur­gents plus mo­raux, plus raison­nables ? Je pour­rais lut­ter sur ce ter­rain. Je pour­rais dire : En arra­chant 60,000 fr. aux contri­buables, vous dimi­nuez les sa­laires des la­bou­reurs, ter­ras­siers, char­pen­tiers, for­ge­rons, et vous aug­men­tez d’au­tant les sa­laires des chan­teurs, coiffeurs, dé­cora­teurs, et costu­miers. Rien ne prouve que cette der­nière classe soit plus inté­res­sante que l’autre. M. La­mar­tine ne l’al­lègue pas. Il dit lui-même que le tra­vail des théâtres est aus­si fé­cond, aus­si pro­duc­tif (et non plus) que tout autre, ce qui pour­rait en­core être contes­té ; car la meil­leure preuve que le se­cond n’est pas aus­si fé­cond que le pre­mier, c’est que ce­lui-ci est ap­pe­lé à sou­doyer ce­lui‑là.

Mais cette com­pa­rai­son entre la va­leur et le mé­rite intrin­sèque des di­verses na­tures de tra­vaux n’entre pas dans mon sujet ac­tuel. Tout ce que j’ai à faire ici, c’est de mon­trer que si M. La­mar­tine et les per­sonnes qui ont ap­plau­di à son argu­men­ta­tion ont vu, de l’œil gauche, les sa­laires ga­gnés par les four­nis­seurs des comé­diens, ils au­raient dû voir, de l’œil droit, les sa­laires per­dus pour les four­nis­seurs des contri­buables ; faute de quoi, ils se sont ex­po­sés au ridi­cule de prendre un dé­pla­ce­ment pour un gain. S’ils étaient consé­quents à leur doc­trine, ils de­man­de­raient des sub­ven­tions à l’infi­ni ; car ce qui est vrai d’un franc et de 60,000 fr., est vrai, dans des cir­cons­tances iden­tiques, d’un mil­liard de francs.

Quand il s’agit d’im­pôts, mes­sieurs, prou­vez-en l’uti­li­té par des rai­sons ti­rées du fond, mais non point par cette ma­len­con­treuse assertion : « Les dé­penses pu­bliques font vivre la classe ou­vrière. » Elle a le tort de dis­si­mu­ler un fait es­sen­tiel, à sa­voir, que les dé­penses pu­bliques se subs­ti­tuent tou­jours à des dé­penses pri­vées, et que, par consé­quent, elles font bien vivre un ou­vrier au lieu d’un autre , mais n’ajoutent rien au lot de la classe ou­vrière prise en masse. Votre argu­men­ta­tion est fort de mode, mais elle est trop ab­surde pour que la rai­son n’en ait pas rai­son.

Frédéric Bastiat, Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas, 1850.