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Le plus petit caractère mondial

Oni est une fa­mille de ca­rac­tères conçue et op­ti­mi­sée pour le confort de lec­ture en (très) basse ré­so­lu­tion.

L’union de la carpe et du lapin

Il existe un adage, te­nace chez les typo­graphes, se­lon le­quel les lettres bri­sées, dites ­go­thiques, et les ­didones se­raient pro­pre­ment illi­sibles ; et que par consé­quent, celles-ci de­vaient être évi­tées au­tant que pos­sible. Les deux écri­tures étaient les pro­duits (de con­traintes) de leurs temps, et quoique l’on de­vine sans peine qu’elles satis­fis­sent les be­soins de leurs contem­po­rains, ces derniers ayant dis­pa­ru, on ne trou­ve­ra plus per­sonne pour les pleurer.

L’écri­ture go­thique crût sur le cours du par­che­min à l’ombre des scrip­to­ria : les moines s’épar­gnaient l’œil et la plume en noir­cis­sant les lettres à me­sure qu’ils contrac­taient leur écri­ture pour éco­no­mi­ser les pages. C’est au­dit pro­ces­sus qu’elle doit son ap­pel­la­tion anglo­phone, blackletter.

L’his­toire de la didone est toute autre. Com­plice de la rup­ture clas­sique et des impri­meurs dans une ère d’opulence et d’in­no­va­tion qu’elle cris­tal­lise, elle ser­vit de pré­texte pour éprou­ver de poin­çons—tou­jours plus fins—les encres et les pa­piers—tou­jours plus fins—et les paires d’yeux, pour le plus grand bon­heur des opticiens.

Voici donc deux fa­milles typo­gra­phiques, qui n’ont rien d’autre en com­mun qu’une mau­vaise ré­pu­ta­tion,L’écri­ture go­thique n’est pas illi­sible ; elle est sim­ple­ment pas­sée de mode—dis­pa­rue de­puis si long­temps du pay­sage litté­raire occi­den­tal qu’elle s’en est rendu étrangère. Consé­quence des typo­graphes ral­liant la ten­dance, le goût de l’époque pour l’épure néo-clas­sique, les co­lonnes ro­maines et l’im­pri­me­rie méca­nique, le des­sin ra­tion­nel de la didone ins­pire la mo­der­ni­té et pré­fi­gure la ré­vo­lu­tion industrielle. À côté de cela, la go­thique fait l’ef­fet in­verse : elle rap­pelle l’Église, ses moines, un temps où l’on écri­vait en­core et à la main et à la bougie… Au­tre­ment dit, le Moyen Âge. Est-ce à dire que la didone a chas­sé la go­thique ? Non. La didone est un idéal (le ratio­na­lisme) que la tech­nique a ren­du pos­sible. Or, ni le ratio­na­lisme, ni la tech­nique ne furent à l’ori­gine du dé­clas­se­ment de l’écri­ture go­thique. D’une part, le ratio­na­lisme typo­gra­phique n’était pas à son pre­mier essai ; c’est, en ef­fet, la ri­tour­nelle des des­si­na­teurs de types que de par­ve­nir à une ma­trice géo­mé­tri­que­ment par­faite pour la construc­tion d’un al­pha­bet. D’autre part, les formes capi­tales de l’al­pha­bet latin (dont la go­thique est une ma­ni­fes­ta­tion) pro­viennent de la ca­pi­ta­lis mo­nu­men­ta­lis, qui est déjà le pro­duit du ratio­na­lisme ro­main. En outre, si la tech­nique avait dû ex­pul­ser l’usage des lettres bri­sées, elle l’au­rait fait avant, la didone n’étant pas son suc­ces­seur im­mé­diat. Si la didone est res­pon­sable d’une chose, ce n’est rien de moins que d’avoir ré­veil­lé la gothique. La didone re­pré­sente le ca­rac­tère fran­çais aux yeux du monde, son élé­gance, sa fri­vo­li­té, et le triomphe des idéaux philoso­phiques et mo­raux qui s’em­pa­re­raient pro­gres­si­ve­ment de l’Eu­rope du XIXe ; aus­si son usage est très for­te­ment lié à l’Em­pire et au règne de Na­po­léon. L’inva­sion des États ger­ma­niques par ce der­nier provo­qua la ré­ac­tion na­tio­na­liste alle­mande bien­tôt in­car­née dans la Frak­tur, et la ty­po­gra­phie de­vînt le petit théâtre im­pro­vi­sé de la riva­li­té fran­co-allemande. C’est une autre si­mi­li­tude des deux fa­milles : leur ca­rac­tère na­tio­nal ; elles furent por­tées dans un contexte de guerre cultu­relle, et dé­fen­dues pour de mau­vaises rai­sons, c’est-à-dire pour des rai­sons extrin­sèques à la typographie. La didone survivra à la dé­faite de l’Em­pe­reur en conser­vant le charme « Paris–place Ven­dôme » de ses beaux jours. Elle fait tou­jours la cou­ver­ture des ma­ga­zines (Vogue, Har­per’s Ba­zaar, L’Of­fi­ciel, Va­nity Fair…) ; mais par conscience de ses ca­rences, on ne lui de­mande heu­reu­se­ment plus de cou­rir les livres. Elle connaît néan­moins un re­tour hégé­mo­nique de­puis les an­nées 1980 dans les pu­bli­ca­tions ma­thé­ma­tiques par l’in­ter­mé­diaire des pro­grammes Tex. La frak­tur s’ef­fon­dre­ra comme un werther sous les dé­combres du na­tio­na­lisme allemand. et qui de­vien­draient pour­tant l’ins­pi­ra­tion na­tu­relle d’Oni, po­lice conçue pour le confort de lecture.

Une police de caractère

La bonne lec­ture d’un ca­rac­tère de­mande rythme et contraste : deux qua­li­tés héri­tées du tra­cé ma­nuel. C’est pour­quoi l’on peut lire mon écri­ture ; c’est pour­quoi l’on peut lire la vôtre.

C’est pour­quoi l’on peut lire Oni.

Conscient de l’obs­ta­cle au­quel je se­rais iné­vi­ta­ble­ment confron­té, j’ai construit une fa­mille de ca­rac­tères sur la base du rythme et du contraste—avant toute vo­lon­té quel­conque de vrai­sem­blance des ca­rac­tères. Rai­son pour la­quelle je trou­vai sa pre­mière in­spi­ra­tion dans l’écri­ture manuelle.

Par contrainte com­mune—l’éco­no­mie d’es­pace—, je trou­vai sa pre­mière in­fluence dans la calli­gra­phie gothique.

La calli­gra­phie, litté­ra­le­ment la belle écri­ture, est « l’art de bien for­mer les lettres ». À la ques­tion de sa­voir si Oni et le mi­not sont de beaux types, j’ai­me­rais ré­pondre que oui, mais c’est avant tout une af­faire de goût et fina­le­ment d’as­sez peu d’im­por­tance—la beau­té est sub­jec­tive, (n’es­t-ce pas ?). En re­vanche, la bonne lec­ture d’un ca­rac­tère l’est beau­coup moins ; c’est même une don­née par­fai­te­ment quan­ti­fiable. Or, même en très grand, alors donc qu’il de­vient moins con­fortable de le lire, Oni reste harmonieux.

Oni-minot, 136 points.

En res­se­rant leur écri­ture, les moines avaient dé­mon­tré la rela­tion étroite qui lie la taille d’un ca­rac­tère et la noir­ceur né­ces­saire à sa lec­ture. Sui­vant leurs en­seigne­ments, je mas­sai les noirs sur le corps rigide des lettres, fai­sant cir­cu­ler au­tour d’elles les vides jus­qu’à l’ob­te­n­tion d’un gris typo­gra­phique homogène.

Ce­pen­dant, il y a entre la calli­gra­phie go­thique et Oni une diffé­rence de na­ture : Oni est une fa­mille de ca­rac­tères nu­mé­rique. La tra­jec­toire des moines était théo­ri­que­ment in­finie ; ils au­raient pu res­se­rer en­core leur écri­ture, et en­core—tail­ler des plumes plus fines, di­luer les encres et in­sis­ter qu’on les lût à la loupe… Oni était déjà au mini­mum de sa taille, au pixel près. Plus de contrac­tion pos­sible sans dé­former les caractères.

les petites polices

C’est une dis­tinc­tion né­ces­saire qu’il me faut pré­ci­ser avant de pour­suivre : les pe­tites po­lices, ni les pe­tites écri­tures ne sont des ca­rac­tères de basse ré­so­lu­tion. Au contraire, les nuances de leurs des­sins, pré­cieuses sur le pa­pier, contribuent au bruit que gé­nèrent ce type de ca­rac­tères dès lors qu’ils sont af­fi­chés sur des écrans en basse définition.

Le Times New Ro­man est un exemple de po­lice conçue pour être lue en pe­tits ca­rac­tères. Com­man­dé par le jour­nal épo­nyme pour des rai­sons écono­miques au dé­but de la Dé­pres­sion, il est au­jourd’hui diffi­cile de dis­cer­ner s’il doit son suc­cès à ses ver­tus ou à son omni­pré­sence. C’est un ca­rac­tère étroit, par­ti­cu­liè­re­ment en gras, son ita­lique est atroce ; mais dans les co­lonnes d’un jour­nal, il brille par sa clareté. En basse ré­so­lu­tion, son ren­du n’est pas su­pé­rieur à celui de n’im­porte quelle autre fonte.

de haut en bas Times New Roman et Oni sur une bande de 80 px.

Il y a une li­mite physio­logique à ce que l’œil est ca­pable de lire, et une li­mite à la quan­ti­té d’ef­fort qu’un lec­teur con­sent à four­nir à son loi­sir. Aus­si, la véri­table contrainte du Times New Roman, comme celle de l’écri­ture ma­nus­crite go­thique, était l’ob­ser­va­teur. C’est toute la diffé­rence avec une po­lice de basse ré­so­lu­tion, dont la contrainte fon­da­men­tale réside dans son support.

les polices numériques primitives

Les po­lices de basse ré­so­lu­tion sont au moins aus­si nom­breuses que les po­lices op­ti­mi­sées pour les pe­tits ca­rac­tères, mais pour les sou­cis de la dé­mons­tra­tion, je m’en tien­drai à la po­lice sys­tème du mi­cro-or­di­na­teur Apple II.

de gauche à droite FontChar21, Oni  et Oni-minot comparés à pixel égal.

Je n’ai rien de mau­vais à dire de FontChar21 : c’est une po­lice mer­veil­leuse et éton­nam­ment plai­sante à lire, quoique le court échan­til­lon ci­-des­sus suf­fit à con­sta­ter les fai­blesses du ca­rac­tère sur une lec­ture au long court. Elle souffre beau­coup d’être une po­lice à chasse fixe (chaque glyphe est de lar­geur iden­tique) : elle manque cruel­le­ment de frappe et de contraste­; les blancs sont trop forts ; et trous et lé­zardes grèvent la lecture. Mais ce n’est pas son pre­mier défaut.

Au­rai­t-elle été pro­por­tion­nelle que cela n’y a au­rait rien fait. Les po­lices nu­mé­riques les plus pri­mi­tives, à l’ins­tar des po­lices bit­map, ne sont pas telle­ment des po­lices de basse ré­so­lu­tion. Aus­si rudi­men­taires fussent les pre­miers ordi­na­teurs per­son­nels, leurs écrans étant lar­ge­ment ca­pables d’af­fi­cher de grands ca­rac­tères. Il était, en outre, pos­sible d’ex­ploi­ter la tech­no­lo­gie ca­tho­dique et de sub­divi­ser les pixels en trois com­po­santes chro­ma­tiques (rouge, vert et bleu) pour af­fi­ner le ren­du typographique. FontChar21 n’est ni la plus grande ni la plus dé­tail­lée des fontes bit­map, il n’en reste pas moins qu’à com­pa­rai­son à pixel égal avec Oni et Oni-mi­not, elle passe pour une géante.

le soupassement

La dé­ci­sion de faire d’Oni une fa­mille de ca­rac­tères cur­sive se jus­ti­fiait par l’uni­ver­sa­lité du tra­cé ma­nuel. En fon­dant les ca­rac­tères sur la base com­mune de votre écri­ture et de la mienne, je fa­vo­ri­sais une lec­ture sur le rythme des lettres plu­tôt que sur leurs formes. Je m’au­to­ri­sais éga­le­ment une plus grande li­ber­té plas­tique des carac­tères.

Ce der­nier point est es­sen­tiel puisqu’avant d’adop­ter sa forme dé­fi­ni­tive, il fut né­ces­saire de ré­duire Oni—que je ju­geais trop grand—, tout en évi­tant les dé­for­ma­tions énoncées plus haut.

Je dé­ci­dai d’éli­mi­ner com­plè­te­ment la par­tie « inu­tile » à la base des ca­rac­tères ( fig. 1 ). J’évi­tais ainsi l’ac­cu­mu­la­tion d’encre en pa­quet sur les points de jonc­tion, iné­vi­table à cette échelle, tout en des­si­nant un « rail op­tique » sur la ligne de pied.

En fait de sa­cri­fice, ce que je per­dais à la base des ca­rac­tères je dé­pla­çais à hau­teur d’x—où se pose natu­rel­le­ment le re­gard du lec­teur ( fig. 2 ). J’augmentai également les formes descendantes.

La der­nière as­tuce aura été de pour­suivre l’ap­proche ico­no­claste des didones, qui n’exis­tèrent que pour dé­pas­ser les contraintes. Je m’ins­pi­rais de leur fort contraste pour le pousser à son maxi­mum. Les ca­rac­tères te­nant de­puis l’in­té­rieur par le vide in­terne de leurs contre­formes, les dé­liés—tou­jours plus fins—ne se­raient plus que sug­gé­rés, lais­sant le cer­veau re­lier les points, à la ma­nière d’une illu­sion d’optique.

consistent and uniform Oni, 33 points.

le plus petit caractère mondial

Lorsque j’en­tre­pris la créa­tion d’Oni. Il n’exis­tait, à ma connais­sance, au­cune po­lice de ca­rac­tères op­ti­mi­sée pour la lec­ture en (très) basse ré­so­lu­tion, et la den­si­té de pixels crois­sante de nos dis­po­si­tifs sem­blait dé­cou­ra­ger dé­fi­niti­ve­ment les initiatives.

On trouve bien des ca­rac­tères qui feignent par leur es­thé­tique les contraintes des pro­ces­seurs 8 bits, mais ce sont avant tout des pro­duc­tions fan­tai­sistes, inac­cep­tables pour une lec­ture prolongée.

En­ten­du que les pe­tites po­lices, ni les po­lices bit­map ne sau­raient (mal­gré les appa­rences) être des réfé­rences, je trou­vais une pa­ren­té moins évi­dente chez les lettres bri­sées et les didones. Des­­cen­­dance im­pro­bable de deux fa­milles que tout op­pose, Oni s’in­crit, l’es­pace d’un clin d’œil à l’adresse des typo­graphes, dans la longue his­toire de l’écri­ture de­puis la plume jusqu’à l’écran ; tout nou­veau qu’il soit, il reste un ca­rac­tère fa­mi­lier et ac­ces­sible. Grand public.

Oni est livré en deux tailles : Oni et Oni‑minot.

J’ai des­si­né Oni pour ré­pondre aux contraintes d’affi­chage des pro­thèses réti­niennes artifi­cielles. Soit qu’il était trop grand, soit que les élec­tro­des qui com­posent ces pro­thèses étaient en trop petit nombre pour l’em­ployer conve­na­ble­ment, je lui des­si­nai un compa­gnon : Oni‑minot, le plus petit ca­rac­tère au monde.

À ce jour, la tech­no­lo­gie des pro­thèses réti­niennes est en­core trop jeune pour se prê­ter sé­rieu­se­ment aux loisirs de la lec­ture. Il ne fait pas de toute que les inno­va­tions pro­chaines ten­dront à rendre Oni obso­lète ; il n’en reste pas moins que le be­soin ac­tuel jus­ti­fiait am­ple­ment une fonte, (et même deux).

thank you anyway ! Oni-minot, 33 points.