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La police montée sur roulettes

J’ai dessiné Milou pour répondre aux besoins des apprentis lecteurs.

la typographie invisible

L’idée selon la­quelle il ex­iste­rait une typo­graphie in­visible re­monte à l’année 1930. aus­si loin que le discours pro­noncé en l’année 1930, à la fa­veur du­quel Beatrice Warde, alors res­pon­sable de la com­mu­ni­ca­tion pour Mo­no­type, pro­po­sa que l’on trai­tât un texte comme un grand cru, et la ty­po­gra­phie son ré­cep­tacle—une coupe de cristal.

Trente ans plus tard, à la fin de l’été 1964, trois phy­si­ciens avan­cè­rent l’hy­po­thèse de l’exis­tence d’une par­ti­cule théo­rique: la masse ne se­rait plus une pro­prié­té intrin­sèque de la ma­tière, mais une pro­prié­té se­con­daire ré­sul­tant de son inte­rac­tion avec un champ pré­sent dans le vide (qui ne se­rait plus vide).

Soit qu’ils ne se sen­taient pas concer­nés, soit qu’ils ne vou­laient pas l’en­tendre, les typo­graphes ne firent rien de ces pré­vi­sions et re­tour­nèrent aus­si­tôt à leurs acti­vi­tés d’alchi­mistes. À tra­vers la méta­phore de la coupe de cris­tal, War­de convain­quit plu­sieurs gé­né­ra­tions d’ensei­gnants-cher­cheurs de se mettre en quête d’un Graal invi­sible. L’écho de leurs ins­truc­tions nous par­vient tou­jours ; aus­si ré­clame-t-on en­core trop sou­vent de la ty­po­gra­phie qu’elle se fasse dis­crète—ou mieux qu’elle s’ef­face— ; en fait, ce qu’elle ne peut pas faire.

Si le mes­sage de War­de était un ap­pel à l’hu­mi­lité à l’adresse des typo­graphes trop dé­mons­tra­tifs, leur de­man­dant de moins s’in­ter­po­ser entre le lec­teur et son texte, que je l’ap­prou­ve­rais volon­tiers ; mais ce n’est pas comme cela qu’il fut reçu, et la méta­phore du vin et de la coupe n’en res­te­rait pas moins spé­cieuse, parce qu’elle ins­tille la no­tion d’in­vi­si­bi­lité alors que c’est bien la coupe qui donne sa forme au fluide.

La ty­po­gra­phie est une inte­rac­tion entre le signe et le texte; elle ne peut pas être invi­sible, puisqu’elle est le sup­port vi­suel du texte, qui lui est invi­sible. Or, sans ty­po­gra­phie point de texte. Point de message.

Un texte est le mes­sage d’un émet­teur à un ré­cep­teur. Le rôle de la ty­po­gra­phie est d’in­té­grer ces infor­ma­tions, aux­quelles il faut lui ajou­ter une qua­trième : le mé­dium, c’est-à-dire le sup­port de ré­cep­tion. On ne com­pose pas un an­nuaire comme un pan­neau à Broad­way parce qu’ils sont lus dans des condi­tions différentes.

C’est pour­quoi la no­tion d’in­vi­si­bi­li­té est trom­peuse. Si le rôle de la ty­po­gra­phie est de trans­mettre vi­suel­le­ment des infor­ma­tions, elle ne le pour­ra faire en se cachant.

La dé­cou­verte du bo­son de Higgs, an­non­cée en juil­let 2012, confir­ma l’hy­po­thèse du champ sca­laire et ap­por­ta une ré­ponse défini­tive : la meil­leure ty­po­gra­phie leste un texte de ce qu’il suf­fit à l’incarner.

lisibilité et légibilité

Que ce soit chez le jeune lec­teur ou chez le lec­teur avan­cé, la lit­té­ra­ture scien­ti­fique ne per­met pas de conclure à l’avan­tage d‘un ca­rac­tère sur un autre. On s’ac­corde dans les grandes lignes sur l’inci­dence du corps et de la graisse ; mais au­cune étude ne ga­ran­tira la bonne lec­ture d’un texte par l’usage de telle fonte ou telle autre. On ne tranche pas non plus les que­relles histo­riques des typo­graphes. An­ti­qua ou frak­tur ? Ca­pi­tales ou minus­cules ? Ca­pi­tales et minus­cules ? Avec ou sans empattements ?

Une ob­ser­va­tion com­mune de­meure : nous li­sons mieux ce que nous avons pour ha­bi­tu­de de lire.

la lec­ture mi­nus­cule

Nous li­sons la plu­part des textes en bas de casse ; c’est donc, par voie d’ha­bi­tu­de, que nous li­sons mieux une sé­quence de lettres com­po­sée en bas de casse. En outre, les sciences co­gni­tives sug­gèrent l’in­fluence de la sil­houette des mots—plus que la forme des lettres elles-mêmes—comme fac­teur de bonne lec­ture.

Les ca­rac­tères mi­nus­cules dans la va­rié­té de leurs formes—courte ( aen ), as­cen­dante ( dhl ) et des­cen­dante ( gpy )—des­sinent un contour vi­suel qui fa­vo­rise la re­con­nais­sance des mots.

LES FORMES CA­PI­TALES DE L’AL­PHA­BET ROMAIN PRO­DUISENT UNE LEC­TURE LENTE ET LA­BO­RIEUSE—EN PARTI­CU­LIER CHEZ LE JEUNE LEC­TEUR—EN RAI­SON DE LA TROP GRANDE HOMO­GÉ­NÉ­ITÉ DES CARACTÈRES.

de la vi­tesse de lec­ture (i)

La vi­tesse de lec­ture ne doit pas être négli­gée ; elle est l’in­di­ca­teur prin­ci­pal d’une bonne lec­ture—une lec­ture lente assi­mile mal et moins. Au­tre­ment dit, la vi­tesse est syno­nyme d’aisance.

Une ex­pé­rience en psy­cho­lo­gie ex­pé­ri­men­tale conduite en 2007 sem­blait pour­tant en­cou­ra­ger une nou­velle approche…

Un psychologue très en vogue avait eut l’idée de don­ner à ré­soudre une série de pro­blèmes simples à des su­jets, dont la moi­tié li­raient l’énon­cé com­po­sé en ca­rac­tères si pe­tits et si pâles qu’ils en per­tur­be­raient for­te­ment la lec­ture. L’ob­jet de l’étude était d’ob­ser­ver les ef­fets de cette dé­gra­da­tion typo­gra­phique sur l’as­si­mi­la­tion de l’in­for­ma­tion. Le psychologue produisit un ré­sul­tat qui était sans dé­tour : les su­jets ayant lu l’énon­cé en ca­rac­tères illi­sibles ma­nifes­taient un taux de réus­site in­dis­cu­ta­ble­ment supérieur.

Amu­sant ça ! En sti­mu­lant la concen­tra­tion du lec­teur, la ty­po­gra­phie litté­ra­le­ment invi­sible pro­dui­rait-elle la meil­leure lecture ? Vraiment ? — Non.

de la vi­tesse de lec­ture (ii)

Bri­der la lec­ture n’est pas la ré­ponse. Le lec­teur doit trou­ver son rythme au mieux de son aptitu­de ; ce qu’il ne peut pas faire à marche (lente) forcée.

­Chez le lec­teur avan­cé, une trop grande taille de corps ­mord sur la vi­sion péri­phé­rique, qui per­çoit moins de mots, et en­traîne une baisse de ré­gime. Pour la rai­son qu’il lit moins vite et sur des pé­riodes plus courtes, le jeune lec­teur pro­fi­te­rait, au contraire, de plus grands caractères.

La com­po­si­tion typo­gra­phique d’un ou­vrage varie en fonc­tion de son lec­to­rat. Il suf­fit de consul­ter les éta­lages d’une li­brai­rie pour s’aper­ce­voir que les édi­teurs ont trou­vé une ré­ponse em­pi­rique aux be­soins des lec­teurs : taille de corps, hau­teur d’x et interli­gnage dimi­nuent avec l’ex­pé­rience crois­sante du lecteur.

comme sur des rou­lettes…

La ty­po­gra­phie est très sou­vent qua­li­fiée d’art invi­sible. Il n’est plus né­ces­saire de re­ve­nir sur la no­tion d’in­vi­si­bi­li­té, elle a été trai­tée plus haut ; néan­moins, il reste à sa­voir si la ty­po­gra­phie est un art.

Il existe des typo­graphes dont la tech­nique jus­ti­fie­rait cer­tai­ne­ment qu’on éle­vât leur tra­vail au rang d’un art. Le Mu­seum of Mo­dern Art ex­pose les typo­graphes. Ce­pen­dant, la va­leur es­thé­tique d’un ca­rac­tère est secon­daire ; on ne juge pas de sa qua­li­té sur des cri­tères de beau­té, mais sur ce qu’il ré­pond à une fonc­tion—un ca­rac­tère qui manque sa fonc­tion est un mauvais caractère.

La belle ty­po­gra­phie ne fait pas la bonne.

Mi­lou n’est pas, à pro­pre­ment par­ler, un beau ca­rac­tère : il est ri­gide et trop arti­cu­lé pour être ra­pide ; il doit être lu grand pour être lu bien ; et son des­sin l’em­pêche d’être lu sur de lon­gues dis­tances. Il est donc contrai­gnant en plus de n’être pas es­thé­tique. Mais c’est qu’il n’a pas pour pré­ten­tion d’être es­thé­tique, ni plus d’être un cheval de course littéraire.

Mi­lou est un ca­rac­tère d’ap­pren­tis­sage. Je l’ai des­si­né pour les jeunes lec­teurs, en consi­dé­rant leurs be­soins particuliers.

À bien des égards, il me fait pen­ser à ces rou­lettes qu’on flanque de part et d’autre de la bicy­clette quand on ap­prend à faire du vélo. Elles ont pro­ba­ble­ment leur utili­té pour sta­bi­li­ser le jeune spor­tif du­rant son ap­pren­tis­sage ; mais elles de­viennent très vite un han­di­cap pour le cy­cliste expérimenté.

Milou est une police montée sur roulettes.