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Pour en finir avec « sociétal »

Le néologisme est une des voies normales d’évolution de la langue et il ne saurait être question ici de le pros­crire. Mais qu’est-ce qu’un néologisme ? C’est toujours du nouveau fabriqué avec de l’ancien. Le néologisme est un syntagme (composition de plusieurs éléments, comme par exemple un radical et un suffixe) et ce syntagme n’est possible que parce qu’il s’intègre dans un paradigme. Dans le cours qu’il consacre à l’analogie créatrice, Saussure cite l’ex­em­ple d’« in­dé­co­rable », création imaginaire sans doute, mais que rien n’empêcherait d’incorporer aux lexique commun si le besoin s’en faisait sentir. Le cas récent d’« incontournable » illustre bien ce mécanisme.Inventé pour traduire unumgänglich chez Heidegger, « incontournable » a été pris par les lacaniens à la fin des années cinquante. On le retrouve au début des années soixante-dix dans les hebdomadaires de gauche, d’où il se répand vers l’ensemble de la presse, pour finir par s’intégrer au langage courant. Si ce néologisme est en voie d’être reçu, c’est qu’il est formellement recevable : il ne fait qu’activer le paradigme des adjectifs dénotant sur le même modèle une incapacité—« in­sur­mon­table », « in­évi­table », « indépassable », etc. Pour les mêmes raisons, la lutte des puristes contre « indésirable » est vouée à l’échec.

Le cas de « sociétal » est tout différent. C’est un néologisme mal formé, parce que son paradigme de référence n’existe pas : un mot sans modèle. Il n’existe, en effet, aucun adjectif en ‑tal formé sur un substantif en ‑té. D’où le sentiment d’arbitraire (au sens non saussurien du terme) que suscite cette invention. Pourquoi pas « so­cié­teux », « sociétard » ou encore—avis aux amateurs de percée théorique…— « sociétique » ?

La première partie de cette note développera la question du paradigme d’un point de vue strictement linguistique. Dans la seconde, on s’interrogera sur les conditions qu’il faudrait réunir pour justifier une violation aussi flagrante des structures de la langue, conditions qui nous paraissent loin d’être remplies.

Un mot sans modèle

Partons du mot « société ». Les mots en ‑té sont eux-mêmes des dérivés abstraits exprimant une « relation de qualité ». Ils se constituent à partir de la forme marquée de l’adjectif (forme imprudemment qualifiée de « féminine » par les grammaires classiques), selon le modèle :

citoyenne : citoyenneté
habile : habileté
lâche : lâcheté
légère : légèreté
souveraine : souveraineté
etc.

Les mots en ‑iété font partie de cet ensemble, à ceci près qu’ils sont formés sur des adjectifs latins en ‑ius

anxius : anxiété
contrarius : contrariété
ebrius : ébriété
notorius : notoriété
proprius : propriété
sobrius : sobriété
varius : variété

et, bien entendu,

socius : société.

Socius signifie « associé », « compagnon », « allié ». Benveniste, qui en a énuméré les emplois, précise que le mot implique une relation réciproque : on est soi-même le socius de son socius. Societas est le substantif dérivé qui désigne cette relation mutuelle entre associés (on trouve le même rapport en allemand entre Geselle, compagnon, et Gesellschaft, société). « Ce modèle, observe le linguiste, se reproduit en latin pour un certain nombre de relations typiques, caractérisant des groupements anciens de la société romaine. » Civis désigne un «concitoyen», un « pays », et civitas le rapport mutuel correspondant. Il en va de même pour les couples sodalis : sodalitas ou nobilis : nobilitas (Benveniste, 1966, p. 278).

Mais un dérivé abstrait peut lui-même faire l’objet d’une dérivation. Que se passe-t-il dans ce cas ? Les adjectifs formés par suffixation à partir de mots en ‑été ou ‑ité se terminent toujours en ‑étaire ou ‑itaire. Citons les principales séries de ce type (sous leur forme française, même si la dérivation s’est parfois faite dès l’Antiquité ou sur un modèle antique) :

auteur : autorité : autoritaire
digne : dignité : dignitaire
égal : égalité : égalitaire
humain : humanité : humanitaire
propre : propriété : propriétaire
uni : unité : unitaire

C’est évidemment à ce paradigme que se rattache « sociétaire », même si, en français moderne, « socié » n’existe qu’au sein de composés savants comme «associé» ou «dissocié» (l’ancien français a longtemps maintenu « soiçon », « sochon » ou « souchon », mot directement issu de socius avec le sens de « compagnon », dont les variantes survivent encore comme noms de famille). L’adjectif de base a disparu dans bien d’autres cas, comme hérédité : héréditaire ou volonté : volontaire, sans mettre en cause le mécanisme de formation.

Impossible, par conséquent, de dériver un adjectif en ‑tal d’un substantif en ‑té. Il suffit, pour s’en convaincre, de dériver sur le même modèle les mots de la même famille : «identital», « propriétal », « unital », « universital »… sont inconcevables.

Reste, pour être complet, à faire la preuve par le contraire. N’existe-t-il pas des suffixations en ‑tal qui alterneraient avec des suffixations en ‑taire, formant un autre paradigme auquel pourrait se rattacher le couple « sociétaire »/« sociétal » ? Même s’il y a tout lieu de penser que la fabrication de «sociétal» s’est faite au petit bonheur, elle pourrait s’en être inspirée.

Mais, là encore, la voie est sans issue. Si une telle alternance existe bel et bien, c’est seulement sous la forme d’une alternance exclusive et pour une catégorie très particulière de mots dérivés, ceux qui se terminent en ‑ent. On observe dans ce cas deux dérivations possibles, arbitrairement réparties selon les radicaux, l’une en ‑entai, l’autre en ‑entaire, jamais les deux à la fois. Ainsi a-t-on les deux séries disjointes :

fondamental élémentaire
départemental réglementaire
expérimental complémentaire
gouvernemental parlementaire
monumental testamentaire
occidental sédentaire
etc.

Seule exception, le doublet « dental »/« dentaire » (mais il est vrai que « dental » est une création récente de… linguistes). Qu’importe : la classe des mots sujets à cette dérivation alternative est strictement définie par la présence d’un radical lui-même suffixe en ‑ent (désignant généralement le lieu ou l’instrument d’une action). On est très loin du cas de « société ». Lorsque la suffixation en ‑tal s’opère sur des mots d’une autre classe (radicaux simples en ‑t), l’alternance avec ‑taire devient impossible : dialectal, digital, dotal, fatal, frontal, génital, marital, natal, sacerdotal, végétal, vital, etc.L’unique doublet attesté est le très savant pariétal/pariétaire, qui ne vient pas d’un quelconque « pariété », mais de paries, la « paroi ».

Faut-il le souligner ? Jamais ces adjectifs en ‑tal ne sont issus de substantifs en ‑té. C’est l’inverse qui se produit :

fatal : fatalité
natal : natalité
vital : vitalité
etc.

Ce qui ne fait que confirmer le caractère aberrant de la dérivation en sens contraire, celle qui irait de « société » à « sociétal ». Dans ce cas, décidément, la soudure est ratée.Les spécialistes de néologie rappellent qu’« un vrai affixe demande un radical avec lequel il puisse se combiner » (Zwanenburg, 1987).

La linguistique n’a qu’un défaut : elle doit expliciter laborieusement ce que ressentent d’emblée les locuteurs rompus au maniement de leur langue. D’où le pédantisme des références aux sciences du langage… Fort heureusement, la plupart des locuteurs n’ont nul besoin de ces éclaircissements pour déceler les vices de fabrication les plus flagrants, tant sont prégnants les paradigmes ordinaires qui régissent le degré d’acceptabilité des néologismes.

Une percée théorique ?

Pour quelles raisons, dans ces conditions, le milieu sociologique se laisse-t-il aussi aisément séduire par « sociétal » ? Comment peut-il abaisser à ce point les seuils ordinaires d’acceptabilité en matière de langage ? Les explications sont multiples.

Il y a d’abord le besoin qu’éprouve un milieu faiblement professionnalisé de s’accrocher à des mots qui lui soient propres et qui puissent lester un tant soit peu son maigre capital de technicité—mécanisme bien décrit par Philippe Besnard dans son histoire du mot « anomie » (Besnard, 1987).

Se greffe là-dessus le prestige du modèle américain. Car c’est aux États-Unis que societal a été forgé, ainsi qu’on le verra plus loin. Nous avons raisonné jusqu’ici comme si la langue française était seule en cause dans son rapport avec le latin. Lacune sans doute, mais moins grave qu’il n’y paraît. L’anglais et le français partagent pour l’essentiel le même vocabulaire savant, avec un jeu d’emprunts réciproques qui ne cesse d’actualiser et de compléter les paradigmes latins (comme la dérivation de type « con­ver­sation » ⟶ « conversationnel », très en vogue aujourd’hui). Si lourdes que soient parfois ces créations, elles finissent par entrer dans le lexique.Qui sait encore que « sentimental » est passé dans notre langue à la suite du succès rencontré en France par A sentimental journey de Sterne (1768) ? Longtemps, le mot garda sa réputation d’anglicisme (l’éditeur de Balzac ne l’imprimait qu’en italiques). Cent ans après Sterne, quand paraît L’éducation sentimentale, on le trouve définitivement intégré dans la langue. Mais la néologie a ses limites, qui valent également pour les deux langues. Societal se heurte à la même absence de modèle que « sociétal » : pas d’adjectif en -tal sur un substantif en -ty.

Soit, dira-t-on : le mot est sans modèle, le syntagme sans précédent. Mais au prix d’un accroc à la structure de la langue et sous la pression du besoin, ne pourrait-on concevoir un nouveau paradigme ? Après tout, la néologie elle-même se renouvelle, comme le montre l’émergence des « mots-valises », des blends ou des Portemanteau-Wörter, dont la productivité est toute récente.Ainsi le mot autobus est-il créé en 1907 par la fusion d’automobile et d’omnibus. Puis viennent, parmi quel­ques dizaines de termes, transistor (transfer + resistor), formatique (information + électronique), gélule (gélatine + capsule), télématique (télétransmission + informatique), caméscope (caméra + magnétoscope)…

Qui ne voit pourtant que ce serait beaucoup d’affaire pour placer un seul mot ? Pareille innovation aurait d’abord des conséquences sur le plan linguistique, à commencer par la production éventuelle de doublets tels que libertaire/​« libertal », unitaire/​« unital », universitaire/​« universital », etc. Elle supposerait en même temps que l’enjeu en vaille la peine, en d’autres termes qu’à cette trouée dans le vocabulaire réponde une percée théorique de même calibre.

Faut-il perdre son temps à le démontrer ? Il n’y a rien de tel dans le néologisme qu’on nous propose. Les « variations sociétales » sont, suivant le cas, des variations nationales, culturelles, communautaires, sociales, historiques ou, plus simplement, des variations entre sociétés ou entre pays, sur la nature desquelles le mot « sociétal » permet précisément de ne pas se prononcer. L’article de Philippe d’Iribame publié dans ce même numéro a le mérite de chercher à donner un contenu (« culturel » en l’occurrence) à cette causalité toute verbale.

De la même façon, l’« effet sociétal » n’est, à tout prendre, qu’un effet de société, au sens où l’on parle communément de la société fran­çaise, de la société allemande, de la société américaine… Mais le principal effet à prendre au sérieux dans cette affaire est sans doute l’effet de science que l’expression cherche à produire, car elle permet de con­vertir instantanément un constat purement descriptif (les choses se passent différemment d’un pays à l’autre) en une pseudo-identification des causes (c’est la société qui est cause de…). Com­plè­te­ment raté dans sa morphologie, « sociétal » n’en est pas moins un mot magique. L’adjectif garde encore la société à l’état substantive, au point d’en faire à l’occasion un sujet causal. « Social », en comparaison, n’est pas si mauvais, qui conserve encore la valeur relationnelle ou interactive de ses origines.

Mais qu’en est-il de l’origine du mot ? C’est ici qu’il faut nous hisser, comme disait Hegel, « à la hauteur du concept ». L’émergence de societal dans la littérature américaine semble, en effet, avoir partie liée avec les douloureux problèmes de traduction posés par les penseurs allemands. Dans le premier chapitre de Systematic sociology in Ger­many, paru en 1929, Theodore Abel présente la sociologie formelle de Simmel en traduisant gesellschaftlich par societal et Vergellschaftung (la formation du lien social) par… societalization. Vingt ans plus tard, dans son grand recueil sur la sociologie de Simmel abondamment cité par des générations de sociologues, Kurt Wolff accomplit des gestes décisifs : il remplace societalization par sociation, mais con­serve societal en concurrence avec social (ainsi que les adverbes societally et socially) pour rendre indifféremment sozial ou gesellschaftlich (qui ont à la fois valeur d’adjectif et d’adverbe). De façon parfaitement aléatoire et souvent à quelques lignes d’intervalle (comme c’est le cas pp. 13, 16, 21, 22, passim, du recueil), sa traduction réalise toutes les permutations possibles entre les deux séries de mots ! Aimable confusion, dont on est bien en peine de tirer la moindre doctrine sur le sens de societal.

Pour ceux qu’étourdiraient ces vertigineuses spéculations germano-américaines, signalons l’usage plus prosaïque du terme dans la théorie de l’étiquetage des déviants, la labelling theory de Lemert et Becker, parfois rebaptisée societal reaction theory. Pour ces auteurs, en effet, le déviant reprend à son compte les réactions du corps social et finit par y conformer son comportement (Gove, 1975). Pas plus en ce cas que dans d’autres, societal ne s’imposait, mais on a cru mieux désigner ainsi la société environnante prise comme un tout, avec peut-être ce mince avantage pour les auteurs d’éviter la confusion entre les deux sens du mot « social » dans « corps social » en général et « travail social » en particulier. Laissons à d’autres le soin d’approfondir, s’il y a lieu.

L’histoire du concept n’étant d’aucun secours, pas plus que ses emplois actuels, on achèvera ce parcours sur une observation de bon sens. En est-il de même dans les autres disciplines? Que dirait-on par exemple d’économistes qui prétendraient séparer, au nom d’on ne sait quelle théorie, l’économique de l’« économal » ? Il suffit de voir ce que donneraient ailleurs les équivalents de nos distinguos entre « social » et «sociétal» et d’imaginer comment nous, sociologues, y réagirions. N’est-il pas temps de tourner vers nous-mêmes une réaction que nous ne manquerions pas d’éprouver vis-à-vis des autres sciences sociales ?

François Héran, Pour en finir avec « sociétal » in Revue française de sociologie, XXXII, 1991.