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évariste de parny
la guerre des dieux
chant cinquième.

DE jolies Bacchantes sé­dui­sent et eni­vrent pres­que tous les chré­tiens em­ployés au blo­cus. Dis­pute scien­ti­fi­que et scan­da­leuse. Im­pié­té de S. Car­pion. Une païen­ne re­çoit de S. Gui­gno­let les sept sa­cre­mens. Ex­tra­va­gan­ces de nos bien­heu­reux ; ils en­trent dans l’Olympe.

Gens du bon ton, galans auprès des dames, Et qui souvent surprener leurs faveurs, Dans vos discours insolens et moqueurs Vous dénigrez, vous outragez les femmes. Celles qu’amour jeta dans vos filets, Que vous avez, ou que vous avez eues, Celles aussi que vous n’aures jamais, Celles encor qui vous sont inconnues, Toutes enfin à vos malin propos Servent de texte, ou véritable ou faux. Hommes ingrats ! forts de vos privilèges, Pour triompher de leur faible raison, Vous osez tout ; de la séduction Devant leurs pas vous semez toues les pièges ; Les soins adroits, les transports renaissans, Et la louange, et la gaîté folâtre. Et les soupirs plus doux et plus touchans, Rien n’est omis ; elles ont à combattre Tout à la fois vous, leur cœur, et leurs sens : Et votre bouche accuse leur faiblesse ! Et sans profit souillant votre bonheur, Méchans et vils, à leurs tendres caresses Vous imprimez le sceau du déshonneur ! Lâches ingrats ! corrigeant son ouvrage, Si la nature à ce sexe charmant Voulait donner votre force en partage, On verrait changer timidement, Non pas d’esprit, mais au moins de langage. Que le mépris soit votre châtiment ; Il vous est dû : certains que la vengeance Ne suivra pas une facile offense, Vous outragez ce sese désarmé, Flatté toujours, et toujours opprimé. Par ses refus du moins qu’il vous punisse. Pour vous, lecteur, aux femmes plus propice, Sur leurs erreurs fermez vos yeux discrets, Et de l’amour respectez les secrets. L’on est souvent méchant par jalousie, Vous le savez : n’imitez pas les saints, Qui sur la belle Marie Se permettaient quelques propos malins.
Du paradis tandis que le parterre, En médisant, égayait l’Angelus, Plus loin nos saints, employés au blocus, Riaient aussi, mais d’une autre manière. De ces remparts, que leurs yeux observaient, Subitement une porte s’entr’ouvre : On s’arme, on tremble, on regarde, on découvre Un faible enfant que des femmes suivaient. C’était l’Amour conduisant des Bacchantes ; C’était un piège ma nos héros tendu. Par leur beauté ces prêtresses galantes Peuvent d’un ange ébranler la vertu. Nos gens alors reprennent leur courage, Serrent les rangs, et marchent à grands pas Sur l’ennemei qui ne s’enfuyait pas, Et qui gaiment poursuivait son voyage. « Ces femmes-là n’ont pas peur, et font bien, Dit l’ange Esral ; j’aime assez les déesses. » Saint Jean répond : « Leur habit, leur maintien, Ne semblent pas annoncer des princesses. — Reconnais-tu ce que portent leurs mains ? — Un léger thyrse et d’excellens raisins. Ce sont, je crois, de jeunes vivandières : A nous combattre elles ne songent guères. — La peau d’un tigre enveloppe à demi Leurs corps d’albâtre : et conviens, mon ami, Que leur beauté vaut bien les frais d’un siège. Quel air fripon ! de pampres couronnés, Leurs cheuveux noirs, aux vents abandonnés, Font ressortir leurs épaules de neige. Leurs jeunes mains caressent tour-à-tour Ce bel enfant, qui sans doute est l’Amour. — Serait-ce là le fils de Cythérée ? Non ; voilà bien ses ailes, son flambeau ; Mais je ne vois ni carquois ni bandeau. Remarques-tu cette marche assurée, Ces pieds de bouc, ce regard indécent ? Il a tout l’air d’un Satyre naissant. — Satyre ou non, par-tout il saura plaire ; De l’autre Amour c’est sans doute le frère. »
moïse.
Comment, chrétiens ! ici, dans le ciel même !On punira cette insolence extrême ;Dieu saura tout ; il est le Dieu vengeur.
saint blaise.
Oui, faux élus, l’enfer va vous reprendre.
moïse.
Ils font les sourds ; quel excès d’impudeur !
saint blaise.
Oubliez-vous que votre créateurPar un seul mot au néant peut vous rendre ?
l’ange esral.
Mon créateur ? Votre Dieu ne l’est point.
saint blaise.
Vous blasphémez.
l’ange esral.
Vous blasphémez. Les nations antiquesOnt reconnu des esprits angéliques.Le monde entier fut d’accord sur ce point.Juifs et chrétiens, venus après les autres,Nous ont trouvés tout faits : soyez des nôtres,Très volontiers, répondit Gabriel ;Et pour nous tous il portait la parole.Tais-toi donc, Blaise, et retourne à l’école.
saint guignoletà Moïse.
Quoi ! vous pillez Mages, Phéniciens,Brachmanes, Grecs, Parsis, et Chaldéens ;Lépreux et nus, encroûtés d’ignorance,Du Nil au Gange on vit votre indigenceQuêter, voler, au hasard ramasserDe vieux haillons, les recoudre en Syrie,Sur votre corps sans goût les entasser ;Et puis, tout fiers de cette friperie,Pour créateurs vous voudriez passer ?
saint carpionà Moïse.
Tout beau serpent, natif de Phénicie,D’un autre Éden franchissant le fossé,Attaqua l’homme et s’en vit repoussé.
moïse.
Chicane ! Allons, ma pomme est plus jolie.
saint carpion.
Soit ; mais déjà la curiosité,Bien avant Ève, avait séduit Pandore.Ce trait charmant, ta plume l’a gâté.
saint blaise.
Quel baragouin !
saint guignolet.
Quel baragouin ! Et du déluge encoreOseras-tu t’attribuer l’honneur ?
moïse.
Je l’oserai, car j’en suis l’inventeur.
saint guignolet.
Deucalion, Ogyès…
moïse.
Deucalion, Ogyès… O prodige !Saint Guignolet savant !
saint blaise.
Saint Guignolet savant ! Il a trop bu.
moïse.
Carpion parle !
saint blaise.
Carpion parle ! Il a trop bu, te dis-je.
moïse.
De ces raisins quelles est donc la vertu ?
saint carpion.
Au grand Bacchus, rends sa baguette antique,Sa double corne, et son pouvoir magique.
moïse.
Si j’ai volé, ce fut sans y penser.
saint guignolet.
Au moins, mon cher, il faut t’en confesser.
saint carpion.
Votre Samson, si gros, si ridicule,Ressemble en laid au vigoureux Hercule.Par une femme ils sont trahis tous deux.
saint guignolet.
Jephté, son vœu, sa fille infortunée,Rappellent trop le Grec Idoménée.
moïse.
Vous tairez-vous, raisonneurs malheureux ?
saint carpion.
De Josué vantez moins l’harmonie ;C’est d’Amphion la plate parodie.Par ses accords Amphion bâtissait :En détonnant Josué renverseait.
moïse.
De nouveaux saints voilà bien l’injustice !Des pauvres Juifs ils se moquent toujours.Que feriez-vous pourtant sans leur secours ?Otez la base, adieu tout l’édifice.Le Christ est Juif, et Juive la beautéQue l’esprit Saint…
saint guignolet.
Que l’esprit Saint… Bah ! bah ! la Trinité !Du nombre trois j’ignore la puissance ;Mais de tout tems il eut la préférence.Bien avant nous le Gange proclamaVistnou, Shiven, et leur aîné Brama.
moïse.
La Trinité serait donc Indienne ?
saint guignolet.
Jadis l’Égypte avait aussi la sienne,Isis, Horus, et le père Osiris.On la retrouve en de lointains pays.Nous combattons la Trinité païenne,De cet Olympe antique souveraine.Mais lis Platon, et tu reconnaîtrasLe germe obscur de la triple personneQue pour du neuf aujourd’hui l’on nous donne.
saint carpion.
Il a raison : in vino veritas.
saint blaise.
Du grec ?
moïse.
Du grec ? Eh non, du latin.
saint blaise.
Du grec ? Eh non, du latin. C’est tout comme.Voyez l’ivresse ! Il était si bon homme !Ah ça, messieurs, croyez-vous à Jésus ?
saint carpion.
La question, mon cher, est délicate,Et distingue. Je crois à ses vertus,A sa morale encore, et rien de plus.J’admire aussi Zoroastre, Socrate,Confucius, tous les sages enfinQu’il traduisit, et que l’on damne en vain.
saint guignolet.
Mais à quoi bon transmuer une eau clairEn vin fumeux, pour des gens déjà gris ?Pourquoi gâter Philémon et Baucis ?Mal copier vous est chose ordinaire.
moïse.
Eh quoi ! tu ris de cette impiété,Saint Jean ?
saint jean.
Saint Jean ? Un peu.
moïse.
Saint Jean ? Un peu. Ciel ! un évangéliste !
saint jean.
A ton avis, je suis donc un copiste ?
moïse.
Mais ce miracle est par toi raconté.
saint jean.
Par moi ?
moïse.
Par moi ? Sans doute.
saint jean.
Par moi ? Sans doute. Apprenez, imbécilles,Qu’au siècle deux on fit ces évangilesSelon saint Marc, saint Luc, et saint Matthieu,Qui tout au plus savaient leur croix de Dieu,Selon moi-même et selon beaucoup d’autres.On fit aussi ces Actes des Apôtres,Qui ne sont point des actes de raison.N’allez donc pas crucifier mon nomSur ces recueils de sottises grossières,Et laissez-moi ; j’ai bien d’autres affaires.
moïse.
O mon ami, reviens à toi, partons.Ne touche plus ces profanes tetons ;Ils sont maudits.
saint jean.
Ils sont maudits. Que le diable t’emporte !
saint blaise.
C’est trop parler, Moïse, il faut agir.Au paradis allons chercher main-forte.
moïse.
Allons, cher Blaise.
tous les saints.
Allons, cher Blaise. Allons, bien du plaisir. »
Débarassés de Moïse et de Blaise, Nos gens enfin savouraient à leur aise Des voluptés le poison dangereux, Et s’en donnaient comme des bienheureux. Le Carpion, muni d’une Bacchante, Et la flattant d’une voix tremblotante, Disait : « Je dois, charmante Théoné, T’offrir aussi mon frugal déjeûné. » Elle sourit, et sa lèvre jolie Dévotement reçoit la blanche hostie. Mais que dit-elle à ce repas nouveau ? « Ce pain est fade. — Eh non, c’est de l’agneau. Nous autres saints, nous vivons de mystères. Bois, maintenant, et n’en crois pas tes yeux, Car ce vin là… — Le Falerne vaut mieux. — C’est cependant un Dieu que tu digères. — Quel conte ! — Un Dieu réel et bien vivant. Mais ne crains rien : quoique très succulent, Il est léger ; aux malades il passe. — Me voilà sainte ! —  Et sainte je t’embrasse. »
Mons Guignolet s’y prenait autrement ; Car des pécheurs diverse est la manière. Avec Aglaure il ose indécemment Parodier tout ce que l’on révère. Sur l’occiput il lui presse le jus De ce raisin qui porte à la luxure, Puis d’une croix y trace la figure, Et dit ces mots : « Au nom du grand Bacchus, Et de l’Amour, et de Vénus encore, Je te baptise, et je te nomme Aglaure ». Avec deux doigts unis dévotement, Sa ronde joue il frappe faiblement. Que fais-tu donc ? dit en riant la belle. — Je te confirme ; et ma voix te rappelle Tes vrais devoirs, si simples et si doux. Trois mots sacrés les renfermeront tous ; Sur ces trois mots ton culte entier repose. La pampre vert, et le myrte, et la rose. Au mariage il nous faut procéder. Je suis ensemble et l’époux et le prêtre. Que tes beaux yeux n’osent me regarder ; Prends l’air timide, et tâche de paraître Ce qu’à coup sûr tu ne voudrais pas être, Vierge. — Est-ce bien ? — Pas trop mal. Donne-moi Cette main blanche, en signe de ta foi. Je nous unis d’une chaîne invisible, Conjungo nos. Croissons pour le bonheur, Croissons en grâce, en desirs, en vigueur ; Ne décroissons jamais, s’il est possible ; Multiplions, et Dieu nous bénira. Or maintenant, mon épouse nouvelle, Jure avec moi d’être toujours fidelle. — J’en fais serment, le tiendra qui pourra. Brava ! Brava ! Mais de la pénitence Le sacrement est nécessaire aussi. De tes plaisirs confesse la license ; Ne cache rien ; l’on ne ment point ici. — Tous mes péchés sont péchés de jeunesse, Et vous pouvez zen deviner l’espèce. Devinez-vous ? Très bien ; toujours Vénus. Combien de fois ? — Oh ! je ne compte plus. — Compte à-peu-près. — Dix mille. — Tu te vantes ; Mais d’un seul mot je peux tout éffacer : Absolvo te. De ces fautes charmantes La pénitence est… de recommencer ». Les mains alors il étend sur ses charmes… Saint Guignolet, le tocsin sonne, aux armes ! Vaine semonce ! il est sourd au tocsin, Et dit tout haut : « De l’Amour libertin Et de Bacchus, je t’ordonne prêtresse. De leurs autels fais prospérer la messe ; Prêche en leur nom ; mais point de longs discours ; Prêche d’exemple, et prêche tous les jours ». Vous le savez, frères, chaste est ma lyre ; Le Saint-Esprit, qui me souffle et m’inspire, Me presse en vain ; je n’ose peindre tout. O Guignolet ! vous n’étiez pas debout. Mais il soupir, et sa voix affaiblie Laisse échapper quelques mots languissans : « Ceci, ma chère, est mon ame et ma vie ». Aglaure ensuite, en reprenant ses sans, Répond tout bas : J’aime l’eucharistie. Pour elle encor Guignolet officie, Et de vaisers fortement appuyés Couvre son front ; ô parodiste impie ! — « Que fais-tu là ? » — C’est l’extrême-onction. Tu dois bientôt descendre sur la terre, Et, sous l’abri des treilles de Cythère, Tu vas remplir ta douce mission : Aux voyaheurs cette onction est bonne ; Reçois-la donc, et pars ; adieu friponne. »
Viennent alors les autres bienheureux Que soutenaient leurs malignes compagnes. Ces renégats, l’ivresse dans les yeux, Le pampre en main, chancelans et joyeux, Allaient courant les célestes campagnes. Aux sons flûtés des féminines voix, En rond l’on danse, on se heurte, on se presse, On rit, on jure, on bronche, on se redresse ; Et ces couplets sont répétés vingt fois :
« Ma Trinité, c’est la bouche de rose. On l’aime au ciel, on l’aime et in terris ; On la conçoit, on la voit. on la touche. Vive le sein, autre chose, et la bouche ! Vive l’amour ! Amen, io Cypris ! »
« L’heureux Bacchus avait une baguette ; Et par Moïse elle fut contrefaite. A l’ancienne il faut croire. Et perche ? C’était de l’eau que donnait la dernière ; C’était du vin que versait la première. Vive la treille ! Amen, io Bacche ! »
Survient Neptune, et sa voix magistrale A suspendu la sainte bacchanale. « Du paradis s’avance un corps nombreux ; Il vient à nous ; rentrez, mesdemoiselles. Et vous, messieurs, vous fuirez avec elles, Si de l’enfer vous redoutez les feux ». Gens comme nous ne prennent pas la fuite, S’écrie Esral. Et nous les attendrons, Poursuit saint Jean. Et nous les combattrons, Dit Guignolet. Et nous les rosserons, Dit Carpion, qui vainement s’agite Pour échapper à quatre jolis bras Dont les efforts l’arrachent aux combats. De ces héros la valeur on encheîne ; Par leur jaquette, en riant, on les traîne. Ils résistaient : des nouveaux bataillons Leurs poings fermés défiaient le courage. Bronchant toujours, et toujours fanfarons, Par des hoquets coupant les faibles sons De leur voix rauque, ils parlent de carnage, Et dans l’Olympe entrent à reculons. On les conduit sous de vastes portiques. Trop fatigués de leurs farces bachiques, Tous à la fois s’étendent sur le dos ; Point d’Angelus, de vêpres, ni d’office ; Et le sommeil, aux ivrognes propice, Charge leurs yeux de ses plus lourds pavots.

fin du cinquième chant.

Évariste de Parny, La guerre des dieux, 1799.